Le cadeau des Navajos (2016)
Sur le plateau du Colorado vit le peuple Navajo, et au cœur de la Nation navajo se trouve Monument Valley.
Si le désert américain a un visage, c'est celui de cette vallée, immortalisée par les westerns de John Ford que je dévorais, gamin, sur la télé en noir et blanc. La chevauchée fantastique, La charge héroïque, La prisonnière du désert, puis le chef-d’œuvre de Sergio Leone, Il était une fois dans l’Ouest, en couleur au cinéma.
Vous l'avez deviné : voir Monument Valley était pour moi un rêve de gosse.
Je le réalise aujourd’hui. Le jour de mes cinquante ans.
Je les ai enfin devant moi ces buttes mythiques jaillissant du désert, ces mesas, ces structures anaclinales, ces inselbergs que les pionniers américains ont appelé Mittens, Totem Pole, Sentinel, Thunderbird et qu’avant eux les Navajos ont nommé Grand Chef indien, Œil qui pleure, Trois sœurs, Aigle impérial.
Je les ai enfin devant moi, mais avec une pointe de déception : il pleut. Un ciel lourd, opaque, décapite cruellement les majestueuses mesas qui ce matin sont enroulées dans un sombre manteau rouille. Dans les films, il ne pleut jamais sur Monument Valley ; l’Indien doit pouvoir observer le vol de l’aigle et John Wayne distinguer les signaux de fumée.
L’enfant qui est en moi en pleurerait.
Mais c’est mal connaître les divinités navajos…
L'univers religieux des Navajos est constitué d'un monde visible, celui où ils vivent, entourés des animaux et des plantes, et d'un monde invisible. Ce dernier est le royaume des dieux, des esprits, des ancêtres, tous capables de prendre une forme animale, végétale ou de s'investir dans une pierre. Les vivants doivent veiller à l'harmonie des relations entre ces deux univers. Pour les Navajos, le concept d'hozho - harmonie, ordre, beauté - reste essentiel.
Ici, on dit que "les âmes des morts restent là où ils ont vécu. Lorsqu'il n'y a pas de bruit, pas de vent, on entend les esprits. "
Parce que ce n‘est pas encore la haute saison, et parce que le seul jour de mauvais temps du voyage tombe précisément aujourd'hui, Monument Valley est quasiment vide de visiteurs. Nous ne sommes peut-être que cinq jeeps à avoir emprunté les pistes détrempées de la vallée.
Il n’y a donc pas de bruit. Pas de vent.
Je n’ai pas besoin de tendre l’oreille pour entendre les esprits ; je les vois.
Et ils me regardent aussi.
Tous les cailloux qui m’entourent m’observent, comme les genévriers tordus par la sécheresse, et les touffes de sumacs dont l'écorce sert à tresser les corbeilles. Même les mesas, qui semblent servir de piliers au ciel, renvoient la présence des divinités tutélaires.
Sans doute parce que le lourd couvercle des nuages empêche l’esprit de s’élever, le forçant à trouver un autre chemin, le guidant à travers le soubassement des montagnes jusqu'à la bonne intersection spatio-temporelle. Et ce monde sans soleil, humide et frais - nous sommes à 1800 mètres d'altitude - que je voyais lugubre, se révèle être finalement d'un accueil intime.
C’est une émotion étrange que d’être observé, épié par ces milliers d’âmes, cette multitude d’esprits et d’ancêtres qui semblent habiter jusqu'aux molécules d’air qui vous entourent.
Pour l'agnostique que je suis, c’est une présence impalpable, rémanente, une connexion avec l’invisible à laquelle je ne m’attendais pas.
C’est une réalité nouvelle qui dépasse toutes les fictions.
Je prends cela comme un cadeau.
Un cadeau d’anniversaire.
Peut-être devrais-je laisser une offrande aux dieux ?