Une parisienne à Lhassa
En 1924, pour la première fois, une femme étrangère réussit à entrer dans Lhassa, capitale du Tibet. Sous l'apparence d'une mendiante tibétaine, elle va pour cela effectuer un périple de huit mois à travers les solitudes rudes et dangereuses du "Pays des Neiges".
Dans Voyage d'une parisienne à Lhassa, Alexandra David Neel nous décrit cette aventure exceptionnelle, y ajoutant sa propre quête spirituelle et le regard fasciné qu'elle porte à la civilisation tibétaine.
Extrait :
Comme d'ordinaire, les réjouissances du Nouvel An avaient attirées à Lhassa une foule venue de toutes les parties du Thibet. Les auberges étaient pleines, et tous ceux qui disposaient d'une chambre ou d'un abri quelconque l'avaient loué ; les voyageurs couchaient dans les écuries et campaient dans les cours. J'aurais pu aller de porte en porte pendant des heures, en quête d'un logis, sans autre résultat que de me faire dévisager et d'avoir à répondre aux nombreuses questions que les Thibétains, curieux de nature, ne manquent jamais de poser. Cet ennui, ce danger, me furent épargnés.
Nous nous étions arrêtés au coin du marché, assez embarrassés, ne sachant pas trop où nous rendre, quand une femme s'approcha de moi :
- Vous cherchez un logement, "vieille mère", me dit-elle. Vous devez être très fatiguée, vous venez de si loin... Suivez-moi, je connais un endroit où vous serez bien.
Étonnée, je souris à la secourable Thibétaine en murmurant des remerciements. Les gens obligeants sont nombreux au "Pays des Neiges" et la charitable sollicitude de cette inconnue n'avait rien de particulièrement extraordinaire, mais comment pouvait-elle deviner que je venais de "si loin" ? La vue de mon bâton de pèlerin devait lui avoir suggéré cette idée et, après tant de jeûnes et de fatigues, j'étais assez amaigrie pour inspirer de la pitié : néanmoins cette rencontre me paraissait un peu singulière.
Contrairement à la généralité de ses compatriotes, notre conductrice n'était pas loquace. Nous la suivions en silence, quelques peu ahuris par le bruit et la cohue dont quatre mois passés dans la solitude nous avaient déshabitués et, peut-être, plus ahuris encore par notre réussite. Nous avions tant douté, tant tremblé...et, c'était fini, nous étions arrivés au but. L'énervement, causé par la lutte, tombant soudainement, nous laissait un instant hébétés.
La femme nous conduisit à la lisière de la ville, dans un endroit d'où la vue très étendue et extrêmement belle, comprenait le Potala. Ce détail me réjouit, car, tout le long de la route, j'avais souhaité trouver, à Lhasa, un logement d'où je pusse le regarder à loisir.
L'habitation dans laquelle on nous loua une minuscule cellule était une masure à moitié écroulée, bien propre à écarter de nous tous soupçons qui auraient pu mettre notre incognito en péril. L'idée ne pouvait venir à personne d'aller chercher là une voyageuse étrangère, et les loqueteux du lieu ignorèrent toujours qui j'étais.
Quant à la femme qui nous avait amenés, elle s'en alla, après avoir pris congé par quelques brèves paroles. Nous ne la revîmes jamais.
Le soir, près de nous endormir dans notre taudis, je demandai à mon fidèle compagnon de route :
- M'est-il permis, maintenant, de dire que nous avons gagné la partie ?
- Lya gyalo. Dé tamtché pam ! répondit-il, mettant dans son exclamation en sourdine toute l'allégresse dont son cœur débordait : "Nous sommes arrivés à Lhassa !"
Continuer le voyage ou
Le monastère de Ganden
Nous avons quitté Lhasa en direction du nord-est, et après trente-six kilomètres de route goudronnée, avons bifurqué sur une piste aux lacets vertigineux. Elle nous a porté à 4300 mètres d'altitude, dans un cirque de la montagne de Wagbur. C'est là que se trouve le monastère de Ganden.
Ganden est l'une des trois grandes universités monastiques Gelugpa du Tibet. Il a été fondé en 1409 par le maître tibétain Tsongkhapa (1357-1419) qui créa l’école la plus puissante du Tibet, la Gelugpa, rétablissant l'austérité de la vie monastique et soulignant l’importance de l'étude philosophique.
Au tournant du XXe siècle, le monastère de Ganden comptait 3 300 moines.
Lorsque l'armée chinoise a envahi le Tibet en 1959, Ganden a été vidé de ses occupants et laissé à l'abandon. En 1966, lors la révolution culturelle, le monastère est saccagé par les gardes rouges tibétains. Un lama, Bomi Rinpoché, est contraint de porter sur son dos les reliques de Tsongkhapa et de les jeter au feu après que les gardes rouges eurent détruit sa tombe. À l'insu de ces derniers, il réussit cependant à sauvegarder le crâne et les cendres.
Pour le parti communiste chinois, le monastère de Ganden n'existe plus.
Il faut attendre 1985 et l'ouverture du Tibet au tourisme accompagné pour que la Chine permette la reconstruction partielle du monastère.
Nous sommes aujourd'hui en 1987. Il y a trois mois, la Chine a réouvert le Tibet aux voyageurs individuels après une interdiction de trente ans. Les moines nous accueillent avec effusion. Leur nombre est remonté à 300. Les bâtiments restaurés surgissent ça et là du tas de ruines. On y rencontre des groupes de travailleurs, bénévoles venus de Lhassa et des villages environnants.
En 1994, la Police investira les lieux et des équipes de rééducation patriotique exigeront des moines de dénoncer Tenzin Gyatso, le dalaï-lama. L’enseignement sera très difficile à maintenir, des moines seront arrêtés et d’autres s'enfuiront.
Au printemps 96, lors des troubles qui secoueront le Tibet, trois moines seront tués à Ganden et le monastère fermera. Les choses se répéteront durant les émeutes de 2008.
En 2018, le monastère de Ganden sera le seul lieu du Tibet où l'on peut accrocher au mur l'effigie du 14° dalaï-lama. Une décision exceptionnelle pour éviter une nouvelle insurrection.