Bienvenue à Lamu
(Récit)
Notre boutre n'a pas fait relâche depuis Oman. Voilà des jours que nous voguons sous l'alizé du nord-est. Les cales débordent d'épices. Les effluves de curry qui envahissent le pont sont si puissantes qu'elles poussent à l'écœurement. Mais je préfère cela que d'avoir abandonné la cargaison aux pirates somaliens. Hichab et Youssouf en ont payé le prix fort, qu'ils reposent en paix.
De blanc vêtue, la cité de Lamu est sortie de l'eau, les canons pointés dans notre direction. Sur le front de mer, la ligne des arcades projète ses ombres régulières le long des murs aveuglants. À notre approche, les femmes aux chadors noirs se rassemblent sous les bougainvilliers, et sous la frise des cocotiers accourent des hordes d'enfants.
Sur le débarcadère monte la silhouette altière de Seydou, mon frère Noir.
Nous accostons. Un sourire illumine le visage ébène de l'esclave affranchi. Nous nous embrassons avec effusion.
À la foule des enfants curieux se mêlent des swahilies aux nattes tressées de perles. Leur beauté accaparent déjà le regard de mes hommes. Leurs femmes sont si loin... Mais la priorité est à la cargaison. Ensuite ils seront libres.
- Le sultan veut te voir, me dit Seydou.
Mon nom est déjà arrivé à la cour. Peut-être une nouvelle commande.
Ce soir, à l'heure où descendra la marée, lorsque les boutres se poseront sur le sable pour incliner leurs coques fatiguées, j'accompagnerai Seydou à travers le dédale étroit de la ville arabe. Nous traverserons ensuite la grande cocoteraie qui domine les toits de makuti de la cité swahili. Le soleil touchera la mer, les palmes frissonneront sous l'alizé. Il m'invitera dans sa case richement décorée. M'attendra alors un festin aux mille parfums. Les tam-tams joueront, et aux chants festifs de l'Afrique profonde se mêlera la prière lancinante du muezzin. Pour la millième fois, Seydou racontera aux enfants émerveillés la grande chasse à l'ivoire au pays du Grand Volcan. L'esclave m'avait sauvé d'une charge d'éléphants. En retour, je l'avais racheté au sultan du Zanzibar. Le tribut était exorbitant, mais que valait ma vie ?
Lorsque le petit Madani grimpera sur les épaules de son père, la nostalgie cinglera mon cœur. Quand reverrai-je les miens ? Voilà une année entière que je n'ai pas embrassé Samya ni ma petite Nadjma. Et Kassim ? A-t-il désormais du poil sur les joues ?
Mais le sultan a demandé des girofles de Zanzibar. Ma route doit continuer au sud.
Je prie Allah pour que soufflent enfin les vents contraires.
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Coskey
Coskey arrêta le véhicule sur le bord de la piste. Il coupa le contact et le bruissement de la savane envahit l'habitacle.
- J'ai une devinette, dit-il.
Il descendit, sortit un jerrican d'eau et un vieil entonnoir rouillé. Le soleil, à la verticale, cuisait.
Il me tendit l'entonnoir.
- Bouche-le avec ton doigt.
Je m'exécutai. Il le remplit d'eau à ras-bord puis arracha quelques brins d'herbe qu'il jeta à la surface.
- Maintenant, laisse couler.
Je libérai l'ouverture. L'eau s'évacua, entraînant avec elle les herbes dans une lente spirale. L'effet de Coriolis est connu de tous ; l'eau qui s'échappe au fond d'une baignoire crée un petit tourbillon engendré par la rotation de la Terre. Dans l'hémisphère Nord, le mouvement se fait dans le sens opposé des aiguilles d'une montre.
Coskey m'entraîna vingt pas au sud. Il réitéra l'expérience. Dans l'entonnoir, l'eau entraîna les brins d'herbe dans une spirale inverse.
- Alors ? me demanda Coskey.
- On est sur l'équateur.
Il m'adressa un regard plein de malice, et sans un mot me fit revenir de dix pas vers le nord.
Il renouvela l'expérience. L'eau s'évacua sans aucune rotation.
- Là, on est sur l'équateur ! me dit-il.
J'étais stupéfait. À l'échelle de la planète, les lois de la physique étaient d'une précision étonnante.
La ligne de l'équateur porte bien son nom. Elle est en réalité plus fine que sur toutes les cartes du monde.
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Masaïs
Extrait de La ferme africaine - Karen Blixen
Les jeunes guerriers masaïs se nourrissaient presque exclusivement de lait et de sang. Peut-être est-ce à ce régime qu’il faut attribuer l’étonnante finesse et la qualité soyeuse de leur épiderme ?
La peau de leurs visages aux pommettes saillantes, à la mâchoire proéminente, est lisse et ferme sans un pli, tendue comme la peau d’une balle. Leurs yeux sombres qui ne voient rien ni personne sont enfoncés dans leurs orbites, comme deux pierres incrustées dans une mosaïque ; d’ailleurs, tout chez le Masaï a le fini et la dureté de la mosaïque.
Les muscles de leur cou sont impressionnants ; ils saillent aussi menaçants que ceux du cobra, du léopard ou du taureau. La virilité qu’ils dénotent est si agressive, si provocante, que les Masaïs paraissent toujours plus ou moins en guerre avec le genre humain, les femmes exceptées.
L’opposition ou peut-être l’harmonie profonde de leurs visages arrogants et fisses qui surmontent des cous épais et des épaules magnifiques, avec leurs hanches étroites, leurs cuisses maigres et ramassées et leurs longues jambes musclées, fait toujours songer à quelque bête de race, qu’une discipline de fer aurait entraînée à la rapacité et à la férocité.
Les Masaïs ont une démarche très particulière : ils se tiennent très raides et posent leurs pieds, qu’ils ont très fins, l’un devant l’autre. La raideur de cette démarche frappe d’autant plus que les mouvements des bras et des mains sont souples et gracieux.