Le réveil du Poàs
Depuis le parking, il avait fallu crapahuter une demi-heure au milieu des buissons odorants. Puis, passé la cabane du gardien, mon regard avait embrassé le cratère du géant endormi.
Sans la présence des volcans, l'Amérique centrale n'existerait pas. C'est par eux que cette bande de terre féconde est sortie de la mer.
Le temps était splendide. Du sommet du Poàs, à près de 3000 mètres d'altitude, je distinguais parfaitement à l'ouest le cône parfait de l'Arenal, son capricieux grand frère. La côte caraïbe s'étendait au nord dans son voile de brume turquoise. Au sud s'ouvrait la côte pacifique et sa palette indigo.
Je me trouvais donc là, perché dans le ciel, à cheval entre deux océans, lorsqu'un nuage masqua le soleil.
Le nuage était sorti de la bouche du géant. Une boule de fumée d'un blanc immaculé, telle une bouffée de Havane. Le nuage s'éloigna, puis le volcan crachota quelques volutes de cendres grises. Il le fit sans bruit, le plus discrètement du monde.
Le géant, dans son sommeil, s'était retourné sur sa couche. Il rêvait, et son rêve prenait forme devant moi. Des volutes couleur de soufre se mêlèrent à de somptueuses arabesques vertes. Puis le rouge s'enveloppa de blanc, et le blanc se frotta au noir.
Le tableau polychrome évoluait sous mes yeux, changeant constamment de formes et de couleurs. Mais le plus remarquable était le silence, un silence si profond qu'il me semblait rêver aussi.
Il fallut les cris du gardien pour me réveiller.
Je pris la poudre d'escampette, dévalant la pente au milieu des buissons odorants, sur les pas d'un gardien aussi affolé que moi. Derrière nous, les cendres, massives et purulentes, montaient vers un ciel métallique. Il suffisait que le vent tourne pour que les vapeurs toxiques s'abattent sur nous.
En arrivant au parking, le ciel était d'un noir de charbon. Le volcan, bel et bien réveillé, portait déjà ses nuées à plus de 6000 mètres d'altitude.
Je m'engouffrai dans la Subaru, qui la veille était tombée en panne.
Je mis les clés dans le contact. La voiture se réveilla en sursaut.
- C'est pas le moment de me lâcher, ma belle !
Là, un sourd grondement, sorti à la fois du ciel et de la terre, me répondit.
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La forêt des nuages
Dans les montagnes centrales du Costa Rica, les rayons du soleil ne touchent jamais le sol. La couverture végétale y est bien trop dense. Forêt éternelle, primaire, inchangée depuis la nuit des temps. L'homme d'ici a décidé de la protéger.
Sur le toit surchauffé de la canopée, oiseaux, insectes et papillons rivalisent de couleur. Ça vrombit, ça bourdonne, ça siffle. Le trafic est dense mais ordonné, chacun connaît sa tâche.
Sous le parapluie verdoyant, les premiers mammifères, les plus légers, les plus agiles. Ça crie et ça hulule autour des plantes épiphytes et parasites qui se hissent le long des plus hautes branches. Accrochées, agrippées, nouées, enlacées, l'effort est constant, car dans cette mégalopole de feuilles et d'écorce, le moindre trou de soleil est vital.
Au-dessous, dans la lumière atténuée,, les mousses et les lichens ont envahi les bois suspendus. Ils filtrent l'eau de pluie de la veille. Les lianes plongent, verticales, emmenant cette même eau vers les strates inférieures. Les fougères arborescentes sont éclaboussées. Leurs parasols démesurés se déploient au-dessus des strates les plus basses. L'air est saturé d'eau, car ici la pluie ne cesse jamais, même par beau temps. Dans cette moiteur étouffante, les lichens sont plus grands, les mousses plus épaisses, les feuilles géantes.
Ici, c'est la préhistoire. Le monde perdu. L'apparition d'un dinosaure ne surprendrait personne. C'est le royaume des ombres enlacées, des squelettes immobiles et des racines ensorcelées. La terre est sombre, collante. Elle se mêle à la base des piliers géants qui soutiennent bravement la structure, elle se fond à l'humus, épaisse couche en décomposition. La pénombre est constante, profonde. Et ce silence, ce temps arrêté... comme si rien ne respirait.
Épaisse, luxuriante, la forêt transpire.
Un sourd grondement parvient du ciel lointain. La foudre, atténuée, photographie l'immobilité. Mes pieds embourbés s'enfoncent un peu plus. Du bout des doigts, je cherche à atteindre les lianes élastiques, seul moyen de progresser. Un bruissement métallique s'immisce, témoin du déluge qui commence à s'abattre sur l'épaisse toiture. Ici, seules continuent de m'arroser les gouttes filtrées de la veille. Il faudra attendre demain pour profiter de la manne du jour. Mais avant, une fraîcheur humide prendra possession des lieux. Avec la nuit arrivera la brume qui diluera les contours, puis un brouillard épais qui effacera tout.
La "forêt des nuages" porte bien son nom.
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Une sieste au Paradis
Les palmes frémissent sous l'alizé.
L'air iodé du Pacifique, le doux relent des vagues, la tiédeur veloutée du sable, le goût du sel sur les lèvres. Voilà qui pourrait être une définition du Paradis.
Un étrange animal s'invite mollement sur la plage. Des écailles irisées, une petite crête de punk, et des yeux... des yeux qui m'interrogent :
- Que fais-tu là ?
- Je prends le soleil.
L'iguane me fixe, attentif :
- Tu n'es pourtant pas un animal à sang-froid, me dit-il.
- Non, mais j'aime bien me prélasser, me dorer la pilule.
Je réalise soudain la bêtise de mon propos, le concept du bronzage étant une activité sans queue ni tête pour cet animal à écailles. S'il se chauffe au soleil, c'est pour survivre, pas pour bronzer. Quant à la notion de plaisir, n'en parlons même pas.
Stoïque, il fait un pas sur le côté et attrape dans sa gueule un fruit échoué sur le sable.
Puis ll reste là, un œil sur l'océan, l'autre désaxé sur moi, avec son fruit coincé dans sa gueule. Immobile.
Je finis par m'endormir.
À mon réveil, Monsieur l'iguane m'observe toujours de son œil torve. Même endroit, même position. À la différence qu'il a avalé son fruit.
Je demande :
- Toujours là ?
- Oui, me répondent mille voix.
Sur la plage, autour de moi, une flopée d'iguanes est vautrée au soleil.
Je demande :
- Vous faites quoi ?
- On se dore la pilule, pardi !