Angkor Vat
"C'était au Paradis" (roman) - Thierry Brunello
(Extrait)
"L'orage s'éloignait vers le Septentrion. Dans moins de deux heures, le soleil allait toucher la cime de la jungle et embraser l'horizon.
Gautier et Hans quittèrent le campement détrempé. Tournant le dos au miroir opaque des douves, ils s'approchèrent du rempart d'Angkor Vat. Il s'agissait plutôt d'une galerie rectiligne, longue de huit cents mètres et dont la colonnade régulière supportait un toit de tuiles brunes dévasté par des siècles d'assauts solaires.
Arrivés au milieu de ce fronton délavé par les moussons, et dans le prolongement parfait de la passerelle de grès surplombant les douves, ils firent face à l'entrée principale. La hauteur du rempart dissimulait entièrement le temple.
- Ouvert à l'ouest, face au soleil couchant, expliqua Gautier. De toutes les structures de la région, c'est la seule qui présente cette particularité.
Hans y devina une similitude avec les coutumes architecturales de la civilisation égyptienne.
- Dois-je en conclure que cette immense construction est un tombeau ?
- Le temple funéraire de Suryavarman II, confirma Gautier. Construit en l'honneur de Vishnou, dieu hindou auquel s'identifiait le souverain.
Hans et Gautier n'échangeaient que des murmures. L'orage avait éparpillé depuis longtemps la foule des pèlerins et un silence figé les entourait, comme un linceul du passé. L'humidité rendait l'air palpable. Angkor Vat, immobile et décrépi, semblait s'offrir à eux.
Les deux hommes empruntèrent une volée d'escaliers érodés, passèrent un portique aux colonnes fissurées puis s'enfoncèrent dans l'obscurité d'une galerie. Sa longueur correspondait à l'épaisseur du rempart. Une forte odeur, mélange de salpêtre et de terre mouillée, y régnait. Un tourbillon de chauves-souris se forma sous la voûte. Hans continua d'avancer, fixant la porte de lumière qui se dessinait devant lui, et dans ce rectangle aveuglant se tenait la coupole centrale d'Angkor Vat, sommet du monde brahmanique, flèche monumentale sculptée pour l'éternité, robe de pierre ocre sur un ciel laiteux.
Il pensa un instant aux peintures de Claude Monet qu'il avait admirées lors de l'exposition temporaire à la Nationalgalerie de Berlin. L'impressionniste avait représenté la cathédrale de Rouen sous différentes lumières du jour. Le style gothique était certes moins exotique, mais c'était ce même éclairage qui diluait la pierre et noyait les détails de la plus haute tour de l'Empire Khmer, c'était ce même attachement aux variations de l'atmosphère et aux traces du passage du temps.
Le carré de lumière grandissait à chaque pas. Hans chemina aux côtés de Gautier et, inexorablement, le tableau les avala."
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Angkor Thom
"C'était au Paradis" (roman) - Thierry Brunello
(Extrait)
"À trois kilomètres au nord d'Angkor Vat, la jungle s'ouvrit sur de larges douves. L'automobile passa un alignement de statues de dieux et de démons puis s'engouffra dans la brèche monumentale d'une muraille de latérite. Le vrombissement du moteur se répercuta sur les parois étroites du tunnel. De la voûte branlante descendit le cri d'effroi des chauve-souris géantes.
Derrière les remparts, la jungle avait tout investi. Hans fut déçu de n'y voir aucune ruine. Il lui semblait ne pas avoir pénétré dans l'enceinte d'une ville mais simplement traversé un mur. Gautier vint aussitôt contredire cette impression :
- Angkor Thom est un carré parfait de trois kilomètres de côté. Elle a été reconstruite au XIIIème siècle après l'invasion des Cham du Vietnam.
La piste défoncée se laissa avaler par la forêt. Les cycas s'enlaçaient au milieu des fougères et le soleil montant frappait les orchidées, jetant au hasard des bosquets des irradiations vermeilles dans la pénombre environnante.
Il fallut encore rouler un kilomètre avant que ne se profilent les premiers vestiges de la Cité Cosmique. Ce furent d'abord des murs pourris par l'humidité, qui reliaient tant bien que mal ce qui ne ressemblaient plus qu'à de hauts rochers démembrés par l'étreinte séculaire des arbres. Puis se devinèrent des moignons de temple gorgés d'eau jouant à cache-cache entre les troncs moussus. Apparurent ensuite des statues d'idoles écartelées par des racines impitoyables, des éléphants à trois têtes au regard perdu et des rangées de vieilles tours effritées engluées dans l'humus.
La Citroën pétaradait. L'air, immobile et lourd, puait la jungle en décomposition.
Soudain, tout se désagrégea comme un voile de brume déchiré par une bourrasque soudaine. Devant le pare-brise, l'espace s'ouvrit en une vaste prairie dénuée de tout arbre. Le ciel recouvra toute sa dimension, étendant son opacité lumineuse et dorée au-dessus de l'esplanade verdoyante.
De part et d'autre de la piste rectiligne, des stèles en équilibre instable formaient une haie d'honneur. Dans chacune d'elles, une niche désormais vide devait avoir abrité la statue d'une divinité. Totalement libérées des bras de la forêt, ces tours alignées donnaient l'impression d'avoir retrouver leur rang dans la mémoire des hommes.
Au nord, Hans distingua des équipes de bucherons occupés à faire reculer la jungle.
- La Place Royale ! déclara Gautier.
- Le centre de la ville ?
- Non, pas tout à fait. Le cœur géographique est le Bayon, un temple-montagne situé plus au sud.
Gautier gara la Citroën au voisinage d'un groupe de tentes. Il présenta Hans à deux archéologues, à un capitaine des Indes britanniques en permission, puis au nouvel administrateur du Musée des Colonies de Paris. Un autre homme à l'allure élégante s'approcha avec un sourire figé mais Gautier l'ignora superbement et lui tourna le dos. Hans suivit Gautier sans poser de questions. Comme l'administrateur du Musée des Colonies les rejoignait à grandes enjambées, Gautier lança :
- Cet homme n'a pas sa place ici. Vous le savez très bien, Simon !
- Votre comportement n'arrangera pas les choses ! riposta l'administrateur.
- Angkor n'est pas un magasin d'antiquités ! Qu'il aille faire ses courses ailleurs !
- Empêchez-le d'acheter, il se mettra à piller !
L'argument porta. L'archéologue soupira d'impuissance.
- Piller ? s'exclama Hans, incrédule.
- Il y a deux semaines, j'ai découvert la plus belle statue du Preah Khan décapitée… lâcha Gautier. Sa tête a été sciée.
- Et vous soupçonnez cet homme ? demanda Simon.
- Lui ou un autre, qu'importe. Je les étranglerai tous !"
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Le Bayon
"C'était au Paradis" (roman) - Thierry Brunello
(Extrait)
"Hans était à la merci de ce temple étrange. Qu'une galerie s'effondre sur lui ou qu'un serpent se glisse sous son pantalon et son voyage prenait fin. Il sentait bien son rêve frôler dangereusement la frontière du cauchemar. La vie et la mort se mêlaient ici comme le Paradis et l'Enfer.
Au détour d'un couloir ténébreux, une volée d'escaliers les mena vers la lumière lunaire. C'est alors que Hans remarqua avec stupeur qu'aucun pouce du Bayon n'avait échappé au ciseau du sculpteur. Tout était recouvert d'un entrelacs de vie végétale, animale et humaine. Dans ces galeries supérieures, l'astre nocturne rayonnait sans demi-mesure sur une foule hallucinante de personnages qui n'avait rien à envier à celle d'Angkor Vat. Batailles terrestres et navales, célébrations de victoires, processions militaires et royales, panthéon de divinités et scènes mythologiques étaient encore engoncées dans la végétation envahissante, mais révélaient avec ferveur la grandeur des Khmers. Le silence de la nuit rendait toutes ces foules muettes, et la lumière diaphane qui glissait sur la rondeur des corps participait au mystère. Toutes ces empreintes de vie semblaient lointaines, insaisissables, comme définitivement prisonnières du passé. Pourtant, Hans les sentait fourmiller en lui, comme une appartenance immuable à tout son être. Elles l'habitaient depuis toujours, elles lui parlaient (...)
Hans et Gautier cheminèrent d'un carrefour à l'autre, passèrent des frontons et gravirent d'autres escaliers. Le temple avait beau être un quadrilatère parfaitement symétrique, il n'en était pas moins un véritable labyrinthe qui ne cessait de proposer les quatre points cardinaux à chaque croisée de chemins. Ils descendirent puis remontèrent, rasèrent une frise d'éléphants au combat, bifurquèrent encore, et finirent par déboucher sur une terrasse. C'était encore un dédale, mais à ciel ouvert. Les tours de pierre se dressaient autour d'eux, innombrables, Ils sillonnèrent entre elles sur un sol dallé, boursouflé et craquelé. À la base de chaque tour, un porche obscur, paré de rosaces fleuries, s'ouvrait sur le néant et l'oubli. Et là-haut, suspendus dans la nuit limpide, souriaient les deux cents visages d'Avalokiteshvara (...) Nez plat, paupières semi-closes et joues rebondies étaient patinés par les siècles. Toutes les faces exposées au nord avaient subi l'agression des lichens. La Lune les frappait sous des angles différents, et leurs sourires rongés s'en trouvaient modifiés. Il y avait les sourires songeurs, apaisants, tristes, absents, patients, paisibles, compatissants, moqueurs ou béats, les sourires sans âge, les sourires mystérieux et même ceux fatigués de sourire. Il y avait les sourires vus de face, de travers, vus d'en bas ou de profil. Tous révélaient une émotion unique. Toutefois, une chose les rapprochait : leur fixité.
La jungle encerclait le temple de sa robe de nuit. Tout à coup résonna un formidable rugissement. Le cri paniqué des singes réveillés fusa, et des plus hautes futaies s'échappèrent des grues cendrées. Puis le bruissement de la forêt diminua progressivement jusqu'à se mêler au soupir de la terre.
Plus aucune feuille ne bougeait.
Un incroyable silence tomba sur le Bayon."